Marcel pénétrait dans la salle d’examen de mon cabinet encore plus précautionneusement que d’habitude. Son visage était fermé, les traits tirés par la douleur que lui procurait cette longue marche depuis la salle d’attente. Manifestement son arthrose des genoux évoluait vite malgré les visco-supplémentations et autres infiltrations itératives. Son état cardiaque étant précaire, la prothèse par chirurgie avait été définitivement écartée une paire d’années auparavant, et depuis, inexorablement l’usure s’amplifiait.
Le diabéte, l’adénome prostatique, l’arthrose, l’insuffisance cardiaque et l’arythmie l’avaient progressivement gâté. Il subissait désormais les affres du quatrième âge et l’entrée tant redoutée dans la dépendance.
L’œil restait vif malgré les années, il perçut que j’avais pleinement considéré sa démarche un peu plus maladive qu’à l’accoutumé, et avant même que je puisse initier le dialogue par le traditionnel « comment allez-vous ?», il me lança :
« De Gaulle avait raison, la vieillesse est un naufrage… Oui ça devient dur. Je suis usé, fané, Docteur. Je survis. Mais, lorsque cela sera trop compliqué, je ferai comme mon père avec son fusil. »
Le médecin consulté a l’habitude de guider le dialogue avec le patient, pour l’orienter sur un fil d’Ariane médical, laissant peu de places à l’envers du décor, faute de temps. Ce jour là, il me paraissait essentiel, pour ne pas dire vital, de pas interrompre le flot de paroles qui manifestement longtemps contenu, avait besoin de se répandre…
« Mon père… Il avait besoin depuis quelques semaines d’une infirmière matin et soir. Il dormait dans un vieux lit pseudo-médicalisé qu’on lui avait imposé dans le salon de sa ferme. Ses guimbardes ne le portaient plus, mais il a réussi à se traîner jusqu’à son fusil de chasse… plus de 90 ans… faut dire que mes frangins et moi, on ne l’a pas vraiment entouré… mais il n’avait rien fait pour…
Maman est morte alors que je marchais à peine. A 14 ans, j’avais réussi mon certificat d’étude avec mention, ma belle mère suggérait de poursuivre ma formation chez un notaire, mais le paternel a coupé court : « tu vois tous tes frères et sœurs derrière toi. Je dois encore les nourrir. Alors maintenant tu te tires et tu vas gagner toi-même ta croûte… » «
J’ai fait mon baluchon.
J’ai pensé à l’armée, pour avoir une formation. Mécanicien. Je me voyais mécanicien. Qu’est ce qu’on est con quand on est jeune… On ne m’a rien appris du tout. Ou plutôt si, on m’a appris à ôter la vie.
Et me tirer une balle, je le ferai sans hésiter. D’ailleurs je l’ai déjà fait… »
Marcel avait souligné les mots clés de cette auto-sentence en forçant le ton, et planta son regard dans le mien. Le hochement de tête de surprise que je fis, et qu’il attendait, l’autorisait à poursuivre sa narration…
« Oui, je l’ai déjà fait…
C’était quelques semaines avant Diên Biên Phu. Nous étions conditionnés, nous étions fous. La mort était omniprésente. Nous vivions dans cette ambiance morbide qu’on nous avait pleinement inculquée lors des séances d’entrainement : sur le parcours du combattant les officiers tiraient à balles réelles à quelques centimètres au dessus de nos têtes. Timbrés. Nous étions timbrés. La mort était greffée en nous.
Ce matin là, nous étions une quinzaine. Nous avancions dans cette petite vallée, slalomant entre les grandes gerbes d’herbacées et les bosquets de bambous. Nous scrutions le moindre mouvement suspect. Ici une branche semblait osciller contre le vent. A quelques pas ce volatile semblait avoir été dérangé… l’ennemi ? Des ombres fugaces avaient peut être été aperçues entre deux talus. Délire ? Illusion ? Nous interprétions le moindre bruit. A droite ce craquement… un Viêt qui approche ?
Nous avancions comme les autres jours, avec le sentiment que c’était la dernière fois, tant nous avions vu de copains partir ad patres. Nous étions résignés. Mais ce matin là, l’atmosphère était plus lourde, l’intime conviction d’une issue funeste nous envahissait, nous pénétrait, la mort semblait proche, presque palpable… nos sens nous faisaient comprendre que l’ultime sortie était proche.
C’est le silence soudain de la faune qui a été le plus frappant. Puis un coup de feu, et simultanément un copain qui s’effondrait à côté de moi. Et ce fut l’hallali, il y avait des Viêts de partout. Ils fondaient sur nous. Mes potes tombaient comme des mouches. Un véritable traquenard. Pour tenter de me protéger de ce déluge de projectiles mortels, tout en ripostant avec mon arme de poing, je bondis dans un fossé. Las, mon pied s’empala dans un bambou taillé en pointe, un piège redoutable duquel je n’arrivais pas à me soustraire. La mort était là. Les renforts tardaient, les Viêts étaient sur moi… mon pistolet que j’avais lâché lorsque le pieu avait pénétré ma chair, baignait dans la boue, il restait une balle… ne pas tomber entre leurs mains, ne pas subir tortures et mutilations… j’appliquais l’arme sur ma tempe et appuyais sur la gâchette… enrayée… la boue… tandis que je tentais de réarmer, je vis les Viêts reculer en courant… les renforts étaient enfin là, et j’étais le seul survivant …
La balle qui n’a pas voulu m’ôter la vie il y a des décades, je l’ai toujours dans la vitrine. J’y ai fait graver la date. Et dans un tiroir à côté, le pistolet que j’avais récupéré pendant l’occupation allemande. A la libération, j’ai retrouvé la cachette où étaient stockées les armes qu’avaient laissées des Belges lors de l’invasion… cette arme je la démonte, la graisse, la nettoie régulièrement. Elle est prête. »
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Le taux de suicide chez les personnes âgées reste élevé : 28 % des suicides ont concerné des personnes âgées de plus de 65 ans.